Dominique Le Nen et Frédéric Dubrana (dir.)
L’Harmattan, coll. Médecine à travers les siècles, 2022, 220 pages, 22,50 €
Analyse par Rémi Kohler, Vice Président de l’Association Claude Bernard
Ce livre n’est pas un « beau livre », comme il en existe tant, présentant des reproductions d’œuvres artistiques sur un thème médical, même si quelques gravures anatomiques l’illustrent par ci par là ; mais un essai philosophique, regroupant des chapitres courts et denses, écrits par plusieurs auteurs et préfacé par le philosophe André Comte-Sponville. Le titre ressemble, selon ce dernier, à une question de cours ou à un sujet de dissertation. Les neuf auteurs se sont pris au jeu et ont donc rendu leur copie , chacune traitant ce sujet avec un point de vue différent et complémentaire : la médecine est-elle un art, au sens technique – celui de l’artisanat – ou une science, humaine bien sûr mais aussi de plus en plus une science « tout court » s’appuyant sur des connaissances factuelles antidotes de l’empirisme, ou les deux ensemble, avec comme objectif d’apporter la meilleure réponse à celui dont elle a la charge : un patient, un malade ?
Il convient de remercier et féliciter les directeurs de cet ouvrage collectif, Dominique Le Nen et Fredéric Dubrana : leur grande culture philosophique, historique, artistique tout autant bien sûr que leur compétence professionnelle (tous deux sont professeurs de chirurgie orthopédique) leur ont donné la légitimité pour emmener avec eux dans l’aventure des auteurs reconnus. Les contraintes d’une note de lecture ne permettent pas de résumer toutes les contributions, très riches, parfois difficiles et nécessitant une lecture « concentrée » ; celle de J.-C. Dupont, professeur d’histoire et philosophie des sciences, intitulée « Jamais l’intuition ne suffit. La médecine entre art et science, des commencements à la médecine factuelle » nous paraît refléter l’esprit général de l’ouvrage.
L’auteur, face au poncif qu’est ce débat entre art et science, tente une réponse s’appuyant sur un rappel historique, non pas des grandes découvertes de la médecine, mais de ses étapes conceptuelles. Ainsi est brossé un parcours solidement documenté de son cheminement épistémologique, depuis ses débuts dans l’antiquité avec le fameux « sens clinique » – se pencher sur le lit du malade couché- puis au siècle des Lumières et le souci de disposer de traitements efficaces, qui seuls valident le savoir médical – avec le premier recours à des contrôles d’efficacité par les statistiques – ensuite au 19ème siècle, avec l’essor de la méthode anatomopathologique et surtout de la physiologie expérimentale de C. Bernard, et jusqu’à l’apparition dans les années 1990 de l’EBM « evidence based medicine », s’appuyant sur des protocoles rigoureux, les ECR – essais cliniques randomisés – et produisant des recommandations (guidelines) relayées par les sociétés savantes ou la HAS (haute autorité de santé). Enfin, l’avalanche des données de santé collectées aujourd’hui (Health Data Hub et GAFA -avec leur emprise sur le big data) est en train de révolutionner, grâce à l’intelligence artificielle qui les exploite, les démarches diagnostique et thérapeutique au cœur de l’acte médical.
L’auteur s’attache à montrer que aucune de ces étapes n’a empiété sur ce fameux « sens clinique » du médecin, ni sur le « coup d’œil » prôné par N Corvisart -1808- « qui l’emporte si souvent sur la plus vaste érudition et sur la plus solide instruction ». C’est toujours le médecin, et lui seul, qui apprécie in fine la situation clinique réelle et adapte à son patient ces nouvelles connaissances; il cite à l’appui l’un des créateurs de l’EBM, David Sackett: « Tout ceci doit aboutir à l’utilisation consciencieuse explicite et judicieuse des meilleures données probantes disponibles pour la prise de decisions concernant les soins à prodiguer à chaque patient ». Enfin, l’humanisme – et l’éthique – n’ont pas battu en retraite devant la science car la transparence est au cœur des pratiques de recherche et de soins, sous le regard des patients et des citoyens regroupés en associations et devenus acteurs de leur prise en charge.
Laissons conclure A. Comte-Sponville qui, dans sa préface, met en garde contre une opposition entre ces deux approches, en fait complémentaires : « La médecine science ou art ? Elle est les deux, indissociablement, et pourtant de plus en plus scientifique – et c’est tant mieux – sans être pour autant de moins en moins un art (l’art de soigner) au sens proposé d’un humanisme en acte; ne comptez pas, amis médecins, sur la compétence scientifique pour y suffire, ni sur l’humanisme pour tenir lieu de compétence ! Rémi Kohler