Le vivant sans frontières
Le concept de milieu intérieur est l’un des grands apports de Claude Bernard à la théorie du vivant. Il rend compte d’un paradoxe apparent : d’un côté la vie est un phénomène purement matériel relevant des lois physico-chimiques et s’inscrivant dans la continuité des phénomènes naturels ; d’un autre côté chaque organisme vivant se constitue comme une entité autonome qui métabolise pour son compte les apports extérieurs et crée ses propres lois internes. « C’est donc dans les propriétés physico-chimiques du milieu intérieur que nous devons chercher les véritables bases de la physique et de la chimie animales » (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, p.163, Nouvel Office d’Edition, 1963). De plus, nous dit Claude Bernard, le déterminisme dans les phénomènes de la vie, bien que très complexe, est « harmonieusement hiérarchisé », à l’image du cercle formé par le serpent qui se mord la queue (ibid, p. 165).
Dans un livre récent, Infravies, le vivant sans frontières (Ed. du Seuil, coll. Science ouverte, 2019), le chercheur en génomique animale Thomas Heams revisite ce concept de milieu intérieur. Il fait appel aussi bien aux entités se situant à la limite du vivant (les virus ou les mitochondries par exemple) qu’à la bio-ingénierie évoluant à la frontière du naturel et de l’artificiel. A la discontinuité bernardienne entre intérieur et extérieur il oppose un continuisme radical qui fait de la vie une dynamique de mise en relation du divers (de l’hybridation) plus qu’une autonomisation du même. A l’idée d’un ordre de la vie, modulaire, hiérarchisé et, donc, d’après lui, mécaniste, il oppose le paradigme d’un écosystème pluriel, ouvert, en recomposition constante, rebelle à toute instrumentalisation techniciste. Il conteste, par exemple, l’idée d’un châssis génomique auquel on pourrait rattacher à la carte des modules complémentaires comme autant de pièces d’un Lego génétique, alors que les gènes, à la différence des rouages d’une machine, dépendent de tout un réseau d’interactions croisées qui, par sa dynamique propre et par son contexte, modifie leur expression.
Le livre de Thomas Heams fait ainsi écho à bien des interrogations qui, dans de nombreux domaines, de la physique quantique à l’anthropologie en passant par les sciences cognitives, tendent aujourd’hui à relativiser les catégories tranchées et cherchent plutôt à comprendre comment un même processus peut passer progressivement d’un état à un autre tout en restant ouvert à la diversité de son contexte.
L’une des raisons de cette évolution réside sans doute dans notre capacité accrue à traquer la réalité physique dans son grain le plus fin et à traiter de façon de plus en plus efficace les masses de données qui en émanent (Big Data). Par exemple, une étude récente (Science, juin 2019) basée sur un séquençage à haut débit de milliers de cellules humaines démontre que nous sommes tous des mosaïques de cellules porteuses de mutations diverses, bien loin d’une normalité génétique idéalisée. L’image d’un vivant pluriel et hybride s’en trouve encore renforcée.
Une autre raison tient peut-être aussi à l’émergence d’une sensibilité écologique qui fait de la prise en compte simultanée de paramètres jusqu’à présent séparés la base même de sa réflexion. Partout des écosystèmes sont mis à jour et des frontières dépassées, à commencer par celle de l’humain.
Le livre de Thomas Heams nous aide à mieux saisir les enjeux de ce tournant intellectuel tout en restant fidèle à l’esprit de Claude Bernard par sa confiance en la rationalité et en l’expérimentation scientifiques.